INTERVENTION LORS DU COLLOQUE DU FIPAM EN AVRIL 2011
Il y a à mon sens une aggravation de la violence chez les jeunes, car ce qui ne se rencontrait auparavant que chez les jeunes défavorisés sur le plan social et culturel se rencontre aujourd’hui chez des jeunes dont les familles sont parfaitement intégrées à tous niveaux, socio- économique, culturel etc.
Un être humain ne développe que des capacités ou des contre-capacités qu’il rencontre autour de lui, de la même façon qu’il ne peut marcher et parler que si d’autres le font autour de lui. On peut donc se demander de quelles violences sont victimes les jeunes pour nous renvoyer un tel rejet et parfois même une telle haine.
La première violence pour moi est le fait de leur demander de s’adapter au monde tel qu’il est, alors que c’est un monde tellement imparfait que nous devrions avoir hâte de le voir s’écrouler. Mais là, l’obstacle est notre propre peur de lâcher le connu pour aller vers l’inconnu. Le sociologue David Riesman dans « La foule solitaire « disait déjà en son temps en parlant des parents américains et de leurs enfants : « plutôt que faire en sorte que leurs enfants d’adaptent au système, ils feraient aussi bien de leur tordre le cou ».
Cette adaptation passe par le système scolaire dont nous voyons bien qu’il est complètement déboussolé avec ses réformes et contre-réformes, qui témoignent d’une absolue ignorance de l’évolution de l’être humain. Je renvois au professeur en sciences de l’éducation Philippe Meyrieux, qui résumait ainsi la situation des jeunes face au système scolaire : « nous ferions mieux de leur poser des questions plutôt que de leur donner des réponses à des questions qu’ils ne se posent pas ; »
Une autre violence est de ne pas reconnaître leur âme, et ainsi de ne pas la nourrir, sans doute parce que nous ne reconnaissons pas la nôtre.
L’âme vit dans la région du milieu de l’homme tripartite (énergie dans le bassin, âme et sentiments dans la poitrine, pensée dans la tête).
Cette région de la poitrine se développe essentiellement entre 7 et 14 ans, la fameuse période de latence de la psychologie, au cours de laquelle se passe en réalité l’essentiel de l’évolution humaine. Les poumons ont fini de se former autour de 7 ans, et l’enfant peut alors éduquer son rythme : rythme respiratoire, cardiaque, rythme de l’âme avec les mouvements de sympathie et d’antipathie. Ce rythme se nourrit des rythmes rencontrés dans l’environnement, principalement dans les matières pédagogiques qui peuvent être tour à tour incarnantes (le français par exemple, qui ne se parle tel qu’il est aujourd’hui que maintenant et ici), ou excarnantes comme les mathématiques pour leur caractère universel et intemporel, et bien entendu, apprendre par cœur favorise cette maîtrise du rythme.
A cette région de l’âme et cette période entre 7 et 14 ans correspondent l’évolution de l’intelligence des mains, qui deviendra intelligence de la pensée, le langage, l’imaginaire et le sens du beau. Tous ces besoins ne sont satisfaits ni en milieu scolaire, puisque nous sommes obligés de faire faire aux enfants en cabinet de thérapie ce qui se faisait auparavant en milieu scolaire et dans les cours de récréation, ni dans les familles où règne la course à la réussite au détriment des valeurs essentielles que sont le temps, le partage, la communication.
Je renvois à mon article, « la pollution des enfants », dans la revue Paracelse d’Alain Scohy.
Ce qui me semble important aujourd’hui, c’est de savoir et de décider quel monde nous voulons pour nos descendants, quelle vie nous voulons pour notre terre, et cela nous amène,
nous les adultes responsables à faire un choix très important : soit faire en sorte que la jeunesse s’adapte au système en trouvant tous les moyens pour l’intégrer, en nous attendant à ce que tout explose un jour ou l’autre, car on ne va pas impunément contre la vie ; soit nous pouvons décider d’entendre ce que nos enfants ont à nous dire des facultés qu’ils amènent avec eux et qui sont largement différentes des nôtres, des besoins qu’ils ont pour faire croître ces facultés, c’est-à-dire l’aide qu’ils attendent de nous.
Rudolph Steiner disait en 1922, que les enfants des années 1980 et plus apporteraient avec eux de nouvelles facultés humaines, très importantes pour le devenir de l’humanité, et que ces facultés se retourneraient en leur contraire si elles n’étaient pas reconnues.
Tout est fait aujourd’hui pour que ces facultés se retournent en leur contraire, car les multiples peurs qui sont distillées dans le cerveau des gens nous amènent à fonctionner en cerveau archaïque, cerveau de la survie où il n’y a rien de propre à l’humain, simplement la survie animale.
Il me semble donc urgent et important que nos entendions notre jeunesse ; or elle ne nous parle pas. Je retrouve actuellement ce que j’ai connu quand je travaillais avec les jeunes des banlieues, où tout le monde parlait d’eux, sur eux, pour eux, mais eux-mêmes n’avaient pas accès à leur propre lange et à leurs propres sensations et sentiments. Ce qui est tout à fait normal puisque l’âme qui permet cela n’est pas développée.
Comment donc donner à nos jeunes le moyen de se relier à eux-mêmes, afin d’y découvrir ce qui s’y trouve, et de maîtriser le langage qui permettrait de l’exprimer ?
Rudolph Steiner, penseur du début du siècle, dans sa conférence « le marcher, parler, penser », disait que c’est la marche qui prépare le langage, et que le langage, une fois suffisamment mûri, accueille alors le Je à 3 ans, avec la marche croisée, la conscience réflexive ainsi que les facultés cognitives et d’adaptation. Les neurosciences lui ont donné raison, notamment le neurologue Antonio Damasio dans « L’erreur de Descartes », où il démontre à l’aide de cas cliniques, qu’une intelligence non reliée au sentiment (âme) et au biologique (métabolisme) ne fonctionne pas. Mais qu’est-ce donc que la marche ?
Le neurochirurgien américain, Temple Faye, a dû réapprendre à marcher à des blessés de la seconde guerre mondiale souffrant de lésions cérébrales. Il est donc parti sur les cinq continents, caméra au poing, pour observer comment les enfants s’y prenaient pour apprendre à marcher. Et il s’est aperçu que les enfants du monde entier font les mêmes mouvements, qu’il a appelé les patterns, ou mouvements patrons. Cette découverte extraordinaire a permis d’aider des milliers de personnes à retrouver les fonctions réflexes de la marche.
C’est ce travail que je fais en cabinet, la plupart du temps parce que les enfants ont des difficultés scolaires, car c’est ce qui fait réagir les familles ; et c’est toujours très surprenant d’observer qu’en travaillant sur le corps, en montrant au sujet comment il doit bouger pour se réapproprier par le mouvement une stabilité, un ancrage dans le sol, puis une marche libre et enfin une marche croisée, comment donc il se réapproprie ou améliore son langage, et surtout comment il a accès à sa propre parole, et enfin, puisque l’organisation neurologique de base se fait du bas vers le haut, comment sa pensée s’organise également dans les apprentissages et dans le relationnel.
J’observe aujourd’hui en cabinet que les enfants ne font plus ces mouvements, par manque de sécurisation je pense, ce qui les oblige à se redresser très vite pour contrôler leur univers.
Ce qui est grave, c’est qu’en court-circuitant cette première et essentielle étape de leur développement, les enfants d’aujourd’hui sont privés de ce qui les humanise, puisque la marche croisée, le langage structuré, et la conscience avec ses facultés d’adaptation et d’apprentissage sont propres à l’être humain.
Une première démarche simple à mettre en place, peu coûteuse et extrêmement efficace serait de remplacer dans les petites classes, la psychomotricité par la neuromotricité, et faire exécuter ces mouvements humanisants par les jeunes enfants.
Mais nous avons également un travail à faire sur nous-mêmes en nous efforçant de reconnaître les enfants d’aujourd’hui dans leur spécificité, et surtout de ne pas en faire des adultes miniatures, ce qu’ils ne sont absolument pas. Notre vue physique nous permet bien dans la nature de différencier une graine avec tous ses germes du fruit qu’elle va donner, car il y a une différence visible entre les deux ; en ce qui concerne l’enfant, si la différence est tout aussi réelle, elle ne se voit pas aussi aisément, et nous avons à affûter notre regard pour voir au-delà des apparences. Et nous avons également à les écouter, ce qui n‘est pas toujours aussi évident qu’il paraît, puisque l’on peut se croire à l’écoute et ne pas l’être avec toute notre profondeur, car l’autre ne nous parle que de là où nous l’écoutons.
En conclusion, ce n’est pas la violence de la jeunesse qui est à étudier, car une jeunesse qui ne serait pas violente serait une jeunesse endormie, donc vidée de sa substance propre. Le problème est que sa révolte aujourd’hui manque de générosité, d’altruisme. La jeunesse s’est toujours élevée contre l’injustice (âme) mais aujourd’hui elle ne s’oppose que pour des raisons de survie, car par manque de construction de son système nerveux sur un modèle humain, elle fonctionne en cerveau archaïque où toutes nos pulsions sont proches des pulsions animales et dans lequel ne se trouve ni sens du beau ni sens du juste, ni amour pour son prochain.
Dominique Campagna